Après quelques semaines d'absence, je reviens alimenter ce blog avec un texte important de Leonid Savin (patron de geopolica.ru) également paru sur "In Limine..." le 1er octobre dernier et traduit par : Jafe Arnold (russe – anglais), Yohann Sparfell (anglais - français). Ce texte est un extrait d'un livre à paraître prochainement…
Pour aller plus loin, je vous adresse le lien de la deuxième émission #PRAGMA que nous produisons. Dans cette émission Robert Steuckers aborde également le travail de Leonid Savin et des questions de multipolarité. Notre chaine est accessible ici : http://broadcast.editionsbios.fr
Laurent Hocq


La Chine et la multipolarité Leonid Savin
Les politologues chinois contemporains tirent leur doctrine de la multipolarité de l’époque de la guerre froide, et en particulier des cinq principes de la coexistence pacifique qui ont constitué la base du traité de 1954 avec l’Inde. Ces cinq principes sont les suivants :
1. Respect mutuel de l'intégrité territoriale et de la souveraineté;
2. La non-agression;
3. La non-ingérence dans les affaires intérieures;
4. Égalité et bénéfice mutuels;
5. Coexistence pacifique.

La Chine a commencé à participer activement au développement de la stratégie multipolaire, qui est aujourd'hui en discussion depuis plus de 30 ans, pour laquelle il existe un terme chinois spécifique : duojihua - 多极化, qui signifie multipolarité ou «multipolarisme» [1].

Dans un article de début 1986 intitulé «Perspectives pour la situation internationale» [2], le conseiller à la sécurité nationale de Deng Xiaoping, Huan Xiang, qui avait également une expérience dans les services diplomatiques à l'étranger et de coopération avec les milieux universitaires de Shanghai, a indiqué que depuis que le conflit de la Guerre Froide était devenu relativement stable, les superpuissances mondiales perdaient effectivement la capacité de contrôler leurs propres camps, d'où le début d'une multipolarité politique. Le premier pas dans cette direction a été l’émergence du triangle stratégique URSS-USA-Chine, à la suite duquel, selon l’auteur, un monde quintipolaire apparaîtrait, notamment avec le Japon et l’Europe.

Deux ans avant la publication de cet article, Huan Xiang a noté en 1984 que :
« L’ancien ordre mondial est déjà en train de se désintégrer et le nouvel ordre mondial se dessine, mais il n’a pas encore été complètement formé... La domination US sur l'Asie-Pacific va se terminer… Le Japon sait quel rôle il devrait prendre, mais il hésite toujours… La Chine doit traverser une longue période de dur labeur. . . 30 à 50 ans la rendront vraiment puissante » [3].
Huan avait également souligné ce à quoi l’affrontement entre l’URSS et les États-Unis avait conduit : « Les deux plus grandes puissances militaires s'affaiblissent et déclinent. . . militairement, ils se développent dans le sens de la multipolarisation. . . Si le projet Guerre des étoiles [Initiative de Défense Stratégique – IDS, développé en 1983 par les USA NdT Y.S] se développe, la multipolarisation pourrait évoluer vers une bipolarisation, nous reviendrions de nouveau vers la bipolarisation. Si les pays classés secondaires voulaient réaliser un plan Guerre des étoiles, ce serait très difficile. La position de ces pays s'affaiblirait immédiatement » [4].

En janvier 1986, cependant, certaines incertitudes concernant la structure future du monde s’étaient évanouies [5] et sa transformation et transition avaient acquis des caractères et des étapes claires. Selon Huan Xiang: «La politique et l’économie internationales futures sont confrontées à une nouvelle période »  [6].
En 1986, Huan Xiang n’était plus seul dans ses prévisions. Un autre auteur a publié un article dans le journal de l’Université de la Défense nationale de Chine intitulé «Le développement de la multipolarité stratégique mondiale»
 [7]. Après quelque temps, la multipolarité était déjà considérée comme la tendance du XXIe siècle [8].

Il convient toutefois de noter que ce concept de multipolarité a fini par se rencontrer de la part de certains opposants, mais pas immédiatement. En 1997, Yang Dazhou, analyste principal de l’Institut d’études américaines de l’Académie chinoise des sciences sociales, a publié un article intitulé « Mon opinion sur la structure mondiale après la guerre froide », qui soumettait le point de vue chinois traditionnel critique [9].
Les principaux arguments de l’article étaient les suivants :
  • Les États-Unis conserveront leur statut de superpuissance pendant au moins trois décennies.
  • Les États-Unis maintiendront leurs alliances avec le Japon et l’Allemagne.
  • Dans les deux ou trois prochaines décennies, il n'y aura pas de période d'incertitude.
  • Il n'y aura pas de période de transition prolongée de cette tendance à la multipolarité.
  • Il existe déjà une structure mondiale «pluraliste» composée de «une superpuissance et quatre autres puissances».
  • Seuls les États-Unis sont un véritable «pôle» capable de résoudre des problèmes clés dans n'importe quelle région, comme le montre l'exemple des accords de Dayton. Les États-Unis jouent un rôle de premier plan qu’aucun autre pays ne peut remplacer… C’est le seul pays qui soit un «pôle».
  • la Chine «ne possède pas une qualification suffisante pour être un« pôle ».
  • Depuis plus de 20 ans, aucun autre pays, y compris les pays du tiers monde, ne deviendra une puissance majeure capable de défier les cinq plus forts. Ainsi, la phrase à laquelle beaucoup d’analystes adhèrent concernant «un super, le reste fort» est en réalité inappropriée.
  • Il est peu probable que de grandes guerres locales éclatent entre les nations.
Bien sûr, ces thèses ont d'abord été critiquées par les milieux conservateurs chinois, tels que les militaires. Le rédacteur en chef de la revue de l’Université de la Défense Nationale, International Strategic Studies, a par la suite décidé qu’un article du général Huang Zhenji pourrait être une réponse malgré le fait qu’il était plutôt audacieux et «inhabituel» [10]. Le général Huang a cité des extraits de l’article de Yang sans le citer directement et a confirmé le point de vue original sur chacun de ces points :
  • Le déclin des États-Unis est inévitable et en cours.
  • L’influence mondiale des États-Unis est déjà sévèrement limitée.
  • La multipolarité quintipolaire est inévitable, notamment en ce qui concerne les tensions croissantes entre les États-Unis, le Japon et l’Allemagne (comme en témoignent les nouvelles réunions du plus haut niveau entre l’Union européenne et l’Asie).
  • L’émergence du «tiers monde» a changé la politique mondiale et va contenir les États-Unis.
  • Les guerres locales sont irrémédiables même si «la paix et le développement» seront la principale tendance dans la période de transition «incertaine» des prochaines décennies.
Il est également nécessaire de noter que les Chinois ont compris l’ordre politique mondial des deux derniers siècles en tenant compte du fait que le pays était effectivement une colonie et sous occupation jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle. Les autorités chinoises estiment que la politique mondiale est un système ou un «schéma stratégique», parmi lequel elles distinguent cinq périodes différentes :
  1. Le système de Vienne: 1815-1870;
  2. Le système de transition marqué par l’unification de l’Allemagne et de l’Italie et les réformes de Meiji;
  3. Le système de Versailles: 1920-1945;
  4. Le système Yalta: 1945-1989;
  5. Période de transition…
Comme on peut le voir, une telle approche partage des éléments communs avec les concepts de Braudel et d’autres auteurs. Cependant, il existe certaines nuances, à savoir des différenciations mineures qui nous permettent de tirer des conclusions sur les différents critères d’évaluation du système global propres au type de pensée asiatique (non occidental).

À la fin des années 90, trois approches de la future multipolarité avaient été développées en Chine. Xi Runchang de l'Académie des sciences sociales de Chine, qui, comme Yang Dazhou, a déclaré qu'il y aurait « une superpuissance et quatre puissances fortes», et a suggéré que cette structure représentait la nouvelle structure mondiale : « au travers des cinq puissances. . . au XXIème siècle, cette nouvelle structure va se former et se perfectionner » [11].

Yan Xuetong de l'Institut chinois des études internationales contemporaines a présenté un deuxième scénario connu sous le nom de «théorie de l'achèvement du projet principal de multipolarité». Yan a soutenu que « l'établissement fondamental des relations stratégiques entre les grandes nations en 1996 a provoqué une transition post-Guerre Froide d'une structure bipolaire vers une super-structure extrêmement puissante qui reste à déterminer complètement » [12].

Les œuvres de Song Baoxian et Yu Xiaoqiu du même institut supposent un troisième scénario plus proche de celui envisagé par Huang Zhenji et le camp conservateur dans lequel «la multipolarité est déjà constituée», et des pays autres que les cinq plus forts ne font que se renforcer. Ils affirment que «le développement des tendances de la multipolarité s’accélère» et qu’un «nouveau groupe de pouvoirs est en train de naître» qui jouera «le rôle de restreindre les cinq puissances principales», renforçant ainsi la tendance à la multipolarité [13].

En 1997, un autre analyste influent de l’Institut chinois des études internationales contemporaines, Li Zhongcheng, a résumé ces trois points de vue divergents sur la future structure mondiale émanant de l’Institut et des analystes de l’Académie des sciences sociales. Li ne critique aucun des auteurs, dont il présente simplement les idées, mais ses propres opinions qu'il exprime sont évidemment plus proches de celles du troisième scénario [14].

Yan Xuetong de l'Institut chinois des études internationales contemporaines est devenu celui qui a véritablement tenté de développer une approche alternative aux questions de multipolarité, comme lorsqu'il a écrit : «La nouvelle structure internationale présente des caractéristiques particulières, la plus importante étant le remplacement de «pôles» (ji) par «unités» (yuan). La nature des «pôles» est une confrontation stable à long terme, mais la nature des «unités» est que la position dominante des pays clés est déterminée par la nature des affaires spécifiques » [15].

Ces distinctions s'écartaient de la ligne conservatrice. Par exemple, une grande partie de l'article de Yang Dazhou était centré sur la remise en question de ce point de vue par la tactique consistant à établir et clarifier des définitions de mots et expressions clés comme «pôle», «ère de transition», «Multipolarisation» (duojihua), «grande nation» (daguo) et «pouvoir» (qiangguo). Dazhou a défini un «pôle» comme étant fondé sur les normes de l’époque de la guerre froide, alors que les seuls pôles étaient les États-Unis et l’Union soviétique. En conséquence, les «quatre puissances fortes» ne sont pas des pôles car «par rapport à l'Union soviétique, il y a encore une grande distance» [16].

Dans le même ordre d’idées, dans son argumentation contre ceux qui affirmaient que le monde se trouvait dans une ère de transition pour une durée indéterminée, Yang soutient que toute transition n’est par définition pas incertaine : « Certaines personnes pensent que la période de transition post-Guerre Froide pourrait se poursuivre pendant 20, voire 30 ans. Ce type d'argument n'est pas approprié ; une ''période de transition'' a toujours une heure de fin. Supposons que la ''période de transition'' dure 20 ou 30 ans, alors elle constitue déjà une nouvelle structure différente de celle de la période post-Guerre Froide » [17].

Dans l'ensemble, les analystes chinois ont fait valoir que la Chine ne devrait pas être purement passive, mais qu'elle pourrait et devrait même contribuer à l'inauguration de la tendance multipolaire et accélérer son rythme.

Par exemple, la Chine est censée être en mesure d'aider l'Europe à devenir un pôle. Un auteur chinois a affirmé que l’UE souhaitait jouer un rôle international plus important en tant que «pôle puissant et indépendant» dans le monde multipolaire en développement et «cherche en même temps à renforcer ses liens avec les grandes puissances mondiales», d'où la publication en mars 1997 de l'important document politique «Construire un partenariat global avec la Chine». Feng Zhongping, de l'Institut chinois des études internationales contemporaines, appelle à ce «partenariat stratégique».
Selon Feng, ces nouvelles relations avec la Chine «aideront l'UE dans sa longue quête pour s'établir sur la scène mondiale et devenir un «pôle» indépendant dans les affaires mondiales.» La base de l'UE pouvant devenir un tel «pôle» s'explique par «le statut de la Chine dans le rapport de force mondial »[18].

Un argument similaire a été avancé par Shen Yihui, qui a déclaré que «l'UE devrait compter sur le soutien de la Chine», car «l'établissement de liens plus étroits avec la Chine permettra à l'Europe occidentale de jouer un rôle plus important dans les affaires internationales. Shen ajoute que la Chine peut non seulement aider l'UE à gagner en autorité dans les affaires mondiales, mais aussi que l'amélioration des relations entre la Chine et l'UE pourrait aider cette dernière dans d'autres problèmes». En termes économiques, le marché chinois est nécessaire pour catalyser la croissance économique en Europe. Même dans le domaine de la sécurité, «la Chine peut être utilisée pour créer une zone de sécurité de quinze jours autour de l’UE» [19].

Les années suivantes ont démontré que Beijing avait rencontré une certaine résistance malgré le fait que la Chine avait partiellement pénétré le marché européen. Il convient également de noter que le prédécesseur de l'actuel dirigeant chinois Xi Jinping, Jiang Zemin, avait mis en évidence le concept de multipolarité, de mondialisation économique et de développement de la science et de la technologie en tant que tendances mondiales fondamentales.

Notes :
[1] John Lee, «Une obsession exceptionnelle», The American Interest, mai / juin 2010, http://www.the-american-interest.com/article.cfm?piece=80
[2] Huan Xiang, «Zhanwang 1986 nian guoji xingshi» (Perspectives pour la situation internationale de 1986), dans Huan Xiang wenji (Pékin: Shijie zhishi chubanshe, 1994): 1291. Publié à l'origine dans Liaowang, no. 1 (1986).
[3] Huan Xiang, «La situation dans la région Asie-Pacifique et la stratégie de rivalité américano-soviétique», dans Huan Xiang wenji, 1115. Cet article est paru initialement dans Guoji zhanwang ( Perspectives internationales), non. 14 (1984).
[4] Huan Xiang, «Xin jishu geming dui junshi de yingxiang» (L'influence de la nouvelle révolution technologique sur les affaires militaires), dans Huan Xiang wenji (Les œuvres rassemblées de Huan Xiang) (Beijing: Shijie zhishi chubanshe, 1994). 2: 1263. Cet article a été publié à l'origine dans Liberation Army Daily, 7 juin et 14 juin 1985.
[5] On ne peut exclure que l’opinion de cet auteur chinois ait été influencée par le changement de cap politique de l’URSS. En 1985, Mikhaïl Gorbatchev occupe le poste de secrétaire général du PCUS qui lance par la suite le processus de la Perestroika.
[6] Huan Xiang, «Wo guo 'qiwu' qijian mianlin guoji zhengzhi jingji huanjing de fenxi» (Une analyse de l'environnement politique et économique international auquel la Chine est confrontée durant son septième plan quinquennal), à Huan Xiang wenji (Beijing). : Shijie zhishi chubanshe, 1994): 1300.
[7] Gao Heng, «Shijie zhanlue geju zhengxiang duojihua fazhan» (Développement de la multipolarité stratégique mondiale), Guofang daxue xuebao (Revue universitaire de la défense nationale), no. 2 (1986): 32-33.
[8] Luo Renshi, «Structure stratégique, contradictions et nouvel ordre mondial», International Strategic Studies 19, n ° 1 (mars 1991): 1-6.
[9] Yang Dazhou, «Dui lengzhan hou shijie geju zhi wo jian», Heping yu Fazhan (Paix et développement) 60, no. 2 (juin 1997): 41-45.
[10] Huang Zhengji, «Shijie duojihua qushi buke kangju» (La tendance inévitable à la multipolarité), Guoji zhanlue yanjiu (Études stratégiques internationales) 46, no. 4 (octobre 1997): 1-3.
[11] Xi Runchang, «Shijie zhengzhi xin geju de chuxing ji qi qianjing» (La forme embryonnaire de la nouvelle structure politique du monde et ses perspectives), Heping yu fazhan (Paix et développement), no. 1 (1997), cité dans Li Zhongcheng, Kua shiji de shijie zhengzhi (politique mondiale du siècle de transition) (Beijing: Shishi chubanshe, 1997): 29.
[12] Yan Xuetong, «1996-1997, nian guoji xingshi yu Zhonguo duiwai guanxi baogao» (Un rapport sur la situation internationale de 1996-1997 et les relations extérieures de la Chine), Zhanlue yu guanli (Stratégie et gestion), question complémentaire (1996-1997). ), cité dans Li Zhongcheng, Kua shiji de shijie zhengzhi, 31 ans.
[13] Song Baoxian et Yu Xiaoqiu, «Shijie duojihua qushi jishu fazhan» (La tendance mondiale à la multipolarité continue à se développer), Renmin ribao (Le Quotidien du Peuple), 28 décembre 1994, cité dans Li Zhongcheng, Kua shiji de shijie zhengzhi, 32 .
[14] Wu Hua, Shen Weili et Zhen Hongtao, Nan Ya zhi shi – Indu (Le lion de l'Asie du Sud – Inde) (Beijing: Shishi chubanshe, 1997): 2.
[15] Yan Xuetong, Zhongguo guojia liyi fenxi (Analyse des intérêts nationaux de la Chine) (Tianjin: Tianjin renmin chubanshe, 1996): 55.
[16] Yang Dazhoug, «Dui lengzhan hou shijie geju zhi wo jian» 43.
[17] Ibid., 42.
[18] Feng Zhongping, «Une analyse de la politique chinoise de l'Union européenne», Relations internationales contemporaines 8, no. 4 (avril 1988): 1-6. Feng était directeur adjoint de la division des études de l'Europe occidentale à la CICIR.
[19] Shen Yihui, «Les relations entre l'Europe et la Chine à travers le siècle», Liaowang, non. 14 (6 avril 1998): 40-41, dans FBIS-CHI-98-114, 24 avril 1998. Pour un article supplémentaire sur l'amélioration des relations sino-européennes, voir Wang Xingqiao, «Un pas positif de l'Union européenne pour Promouvoir les relations avec la Chine », Service domestique de Xinhua, Beijing, 1er juillet 1998, dans FBIS-CHI-98-191, 10 juillet 1998.

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